Carte blanche du Prof. Dr. Dominique Lossignol, Institut Bordet, ULB-UMONS, "Souffrance psychique et demande d’euthanasie. Où en sommes nous ?" telle que publiée intégralement dans "Le Soir +" du 15 février 2016.

Voici la carte blanche du Professeur, Dr. Dominique Lossignol, Institut Bordet, ULB-UMONS, telle qu'intégralement publiée dans l'édition "Le Soir +" du 15 février 2016.

Dr Dominique Lossignol
Institut Bordet, ULB-UMONS

Voilà un débat qui, si l’on y prend garde, risque de tourner en rond longtemps encore. La souffrance psychique, composante d’affections mentales, peut-elle ou non trouver un écho dans la loi de 2002 dépénalisant l’euthanasie sous conditions ?  La question posée appelle une réponse qui se doit d’être à la fois juste, équitable et en accord avec la pratique. Répondre par l’affirmative relève du bon sens puisqu’il y a affection grave et potentiellement incurable et que les personnes concernées ne peuvent pas être exclues de la discussion pour le seul motif de l ‘absence de souffrance physique. Par contre, cela ne fait pas l’unanimité en raison des contingences morales mobilisées qui sont pour certaines assujetties à une méconnaissance du contexte et pour d’autres l’expression d’une vision moralisante, voire idéologique du monde.

Toutefois, l’expérience clinique ne peut faire l’économie de la réflexion tout en gardant à l’esprit que la problématique est a priori une réalité qui dépasse le seul cadre des demandes d’aide en fin de vie dans des situations d’affections graves et incurables. Cela étant, il convient d’adopter une position constructive sans faire le jeu des passions idéologiques qui, explicitement ou non, s’invitent dans le débat avec comme objectif à peine masqué une volonté de modification de la loi en risquant de la figer, soit en allant jusqu’à sa suppression pure et simple. Même si le problème  est complexe, il est appréhendé de façon inadéquate depuis le début. La question essentielle est de savoir comment la "souffrance", avec tous les qualificatifs qui l'accompagnent, psychique, morale, mentale, existentielle, sans tomber dans la concaténation, doit être définie, considérée et évaluée dans notre société. Or, en 2016, cela reste extrêmement difficile, sauf si une définition unilatérale, dogmatique, et donc inadéquate, vu le caractère polysémique du terme, est imposée. Cela ne solutionnerait rien et rendrait la pratique impossible. On n'imagine mal le fait de répondre: "Votre souffrance n'est pas légale" face à une personne qui exprime une détresse.

Du reste, penser la souffrance en tant que concept n’est pas nouveau et la réflexion autant philosophique que morale sur la question alimente les débats depuis des siècles, interpelle toutes les civilisations, toutes les cultures sans arriver à un consensus universel.

C’est son incommunicabilité, son incommensurabilité qui la rend si difficile à comprendre dans la parole de l’autre, tout en percevant l’impossibilité de l’ignorer dans une relation thérapeutique. Compassion et empathie renvoient à cette faculté d’entendre ce que l’autre veut nous dire et il est heureux que ces éléments habitent la pratique médicale. Cela étant, bon nombre de praticiens qui sont confrontés à des demandes d’aide à mourir dans le cadre de souffrance psychique n’ont pas tous la formation requise pour en assurer le suivi, ceux qui en ont l’expertise ne connaissent pas la réalité concrète sur le terrain. Le cursus universitaire ne fait pas assez état de la prise en compte des affections psychiatriques et encore moins de l’impact du contexte socio-économique sur la santé. D’autre part, la spécialisation en psychiatrie se met à distance des contingences de la médecine, que l’on peut qualifier de somatique, en écartant tout ce qui pourrait la rapprocher de la pratique médicale organique, en valorisant une approche certes structurée mais normative, de la santé mentale. Aucun psychiatre n’est appelé pour constater le décès d’une personne suicidée et aucun psychiatre ne posera un geste d’euthanasie même s’il a participé au processus décisionnel.

La coexistence de ces deux mondes peu perméables l’un à l’autre est certainement à la source du questionnement actuel. Se retrancher derrière le fait que la souffrance est subjective et qu'en cas de pathologie psychiatrique, son incurabilité n'est pas certaine laisse la personne dans une situation de détresse et de dépendance, sans parler de la désespérance construite autour d'une situation devenue par définition irréductible et qui impose une vulnérabilité encore plus grande à la personne qui souffre. Estimer d'autre part qu'au-delà des thérapies éprouvées existent encore des possibilités thérapeutiques est plus cruel qu'apaisant puisque dans les faits, elles n'existent pas et alors, pourquoi ne pas les proposer plus tôt, à moins qu’il ne s’agisse d’interventions sur le cerveau, électrodes, implants et autres interventions chirurgicales dont la lourdeur dépasse de loin un éventuel bénéfice. C’est le concept même d’incurabilité qui devrait être pensé dans le cadre des affections psychiatrique, démarche qui n’habite pas la pratique. De plus, on ne joue pas impunément avec l’espoir des personnes, tiraillées entre un mal être permanent et un discours qui reste en porte à faux des attentes.

D’autre part, demander à ce que la notion de souffrance psychique en tant que facteur motivant la demande d’euthanasie soit retirée du texte légal est un manque de clairvoyance pour deux raisons au moins : la souffrance liée à des affections mentales est une réalité puisqu’exprimée et soignée et elle ne peut pas être écartée de l’ensemble des affections qui touchent les êtres humains et d’autre part, ce serait une rupture de dialogue avec la personne qui souffre puisque sa requête ne pourrait tout simplement pas être entendue, étant considérée comme hors du champ de la loi. C’est là le refus manifeste de la reconnaissance de l’autonomie de la personne et une allégeance sans équivoque à une vision positiviste de la médecine, scientifiquement subjuguée mais éthiquement déficiente.

Le plus interpellant, c'est que c'est au travers de la loi de 2002 qu'on tente d'apporter une réponse à la question de la souffrance psychique alors que ce n'est pas du tout son rôle. Et c’est même lui faire un mauvais procès que de dire qu’elle n’est pas bien pensée ni adaptée au contexte. Au contraire, c'est aussi un des aspects positifs du texte que de révéler les carences non pas de la loi mais de la conceptualisation médicale et sociétale de la souffrance et de la hiérarchisation artificielle entre souffrance psychique et physique.

La question de la souffrance existentielle, en dehors de toute affection médicale, et qui apparaît notamment en cas de perte de sens, d’épuisement à vivre, de fatigue de vivre (différents termes sont utilisés) et qui conduit la personne à souhaiter mourir exige une autre approche. Dans ce contexte, l’idéation suicidaire est très présente mais une demande d’euthanasie peut coexister et s’exprimer avec la souffrance. Toutefois, si la problématique s’invite parfois dans le champ de la médecine, la médecine ne doit pas systématiquement être importée pour apporter une solution à cette souffrance. Il s’agit d’une question d’ordre sociétal qui se doit d’être abordée avec intelligence et volonté.

La loi de 2002 ne doit pas être modifiée ni amendée. La souffrance n'a pas de définition légale et il est heureux qu’elle n’en ait pas. Toutes les demandes d'euthanasie ne doivent pas être considérées sous l'éclairage exclusif de la loi mais les respecter, sans nécessairement accomplir le geste, apporte bien souvent davantage de sérénité dans la relation thérapeutique qu’un rejet de principe. Il est grand temps que la problématique soit mieux abordée durant le cursus des médecins qui ont encore une vision fantasmatique de la maladie mentale, de la souffrance psychique et de la psychiatrie, elle-même victime de son histoire.

Docteur Dominique LOSSIGNOL