L'euthanasie chez les jeunes souffrant d'une maladie mentale insupportable. Un plaidoyer très prudent
Version, non littérale, en français, de la « Lettre du jour » parue dans la rubrique « Opinie » de l’édition du journal « De Morgen » du 20 septembre 2012. Ce texte est également publié sur le blog de Gérard de Sélys ( Le dernier matin d'Edith ). Pour la version originale parue dans le Morgen, cliquez sur le lien "Nederlands" ci-dessus.
Il ne m’est pas facile de mettre sur papier l’histoire de notre fille Edith. Les témoignages émouvants des deux femmes parlant de leur euthanasie à venir, rapportés par la journaliste Margot Vanderstreaten dans la rubrique Zeno de l’édition du journal De Morgen du week-end dernier, m’ont incité à le tenter. Mais c’est Edith qui m’encourage. Elle me tient le bras et me souffle à l’oreille : « Dis leur, papa, raconte leur ce qui m’est arrivé. »
18 années de souffrances, de ses 17 ans à ses 34 ans. Tant d’années qu’Edith a souffert d’une maladie que les spécialistes semblaient avoir si difficile à classer. De quelle maladie incurable souffrait-elle? Quelle était cette maladie qui tout comme un cancer immatériel se répendait insidieusement en elle, se supplantait progressivement à sa propre volonté ? Quel nom porte cette maladie ? Celle qui, sous forme d’insurmontables forces négatives, la faisait se débattre contre les affres de troubles obsessionnels compulsifs qui l’anéantissaient ainsi que contre les effets désastreux de troubles du comportement alimentaire qui ne lui laissait qu’un corps décharné. Celle qui la poussait à s’automutiler avec une rare violence. « C’est une force contre laquelle je ne puis m’opposer qui me fait faire cela, disait-elle ».
Avec confiance, elle a suivi les conseils du corps médical et les encouragements de ses parents. Avec un courage sans borne elle a demandé et accepté l’hospitalisation et s’est soumise à la rigueur des traitements psychiatriques. Elle s’est appliquée à suivre à la lettre une très lourde médication sous laquelle elle n’était plus que l’ombre de la jeune fille, de la femme que nous avions connu.
Elle a accepté la répétition d’inexorables cycles. D’une part, un chemin aller, balisé des espérances de retour à une vie « normale » qu’induisaient des mieux-être factices et leur cortège d’adaptation et de réduction des doses de médicaments. D’autre part, un retour de balancier, fait de désespérantes rechutes avec leur cortège de tentatives désespérées d’abréger ses souffrances, d’interventions des services d’urgence, d’internements, d’isolements, de traitements quasi carcéraux et de lourdes médications, qui semblaient plus palliatives que curatives, au sein de centres fermés, de centres ouverts et de centres d’accueil supervisés. Elle les a tous connus.
Malgré les efforts du corps médical, malgré tout le professionnalisme, l’empathie et l’humanité dont n’a cessé de faire preuve le personnel qui l’accompagnait et malgré le lourd accompagnement médicamenteux, ses perspectives d’une réinsertion digne dans la société semblaient compromises. Par sa maladie elle a perdu sa liberté et son autonomie. C’était d’autant plus pénible pour elle qu’elle était consciente de ce qui lui arrivait et qu’elle assistait impuissante à sa propre déchéance !
Sa seule espérance était une improbable guérison dont elle n’était pas dupe. « Je ne guérirai jamais, papa, je suis atteinte d’une maladie incurable qui me fait souffrir le martyr physiquement et psychiquement, je ne veux et ne peux plus ça». Que de fois n’a-t-elle supplié être euthanasiée !
Mais le corps médical ne l’a pas suivie dans cette demande. Avec un évident attachement à la personnalité de notre fille et une perceptible compassion pour son calvaire, il a inlassablement poursuivi l’objectif de la ramener à la vie. Mais nous non plus, ses parents, n’avons pu, n’avons pas voulu, entendre ses appels et avons complété la démarche médicale en l’entourant de tout ce que des parents peuvent prodiguer comme compréhension, affection et beaucoup d’amour. Nous, ses parents, nous ne l’avons pas écoutée. Nous nous sommes accrochés à un improbable mieux-être. De toutes nos forces nous avons voulu croire à un modèle impossible, à un avenir improbable. Le 03 novembre 2011, dans les locaux de l’institution psychiatrique où elle séjournait, elle a procédé d’une manière violente et brutale à sa propre euthanasie.
Ceux qui l’ont connue se nourrissent du souvenir qu’elle a laissé. Celui d’une jeune femme éblouissante qui voulait tant s’épanouir, qui avait tant de dons et de qualités : artiste, intelligente, compassionnelle, altruiste, généreuse, unique. Son regard amusé sur les choses et les gens était surprenant de pertinence et de lucidité. Même dans ses plus profonds désespoirs elle ne se départissait pas d’un désarçonnant sens de l’humour. Etre à ses côtés durant toutes ces années de quête de bonheur a enrichi notre humanité, et nous lui en sommes reconnaissants. Puisse-t-elle enfin reposer en paix.
Je me rends compte de la difficulté de faire la juste part entre une demande d’euthanasie et son application effective. Ce qui semble évident pour une maladie le semble moins pour d’autres. Mais moi qui ai vu souffrir ma fille, je reste interpellé par cette impression de discrimination entre maladies, les unes étant apparemment prises en compte par le personnel médical dans le cadre de l’application de la législation sur l’euthanasie, les autres ne le semblant pas ! Aussi, qu’un médecin / une institution n’est pas l’autre !
Au cas où il s’avère qu’Edith ne souffrait pas d’une maladie mentale incurable - ce dont j’ai des doutes vu la quantité de médicaments qui lui étaient administrés pour stabiliser son état - je souhaite que mon témoignage sur le calvaire qu’elle a vécu, inspirera ceux qui sont en charge de tant de jeunes femmes qui, comme notre fille, souffrent de maladies mentales insupportables et inqualifiables, causes de leur mal-être. Je souhaite que ce témoignage puisse inspirer toutes les parties concernées pour revoir dans le moyen et long terme l’accompagnement de ces patients en vue de leur réinsertion dans la société.
J’ai cependant de fortes craintes que, comme Edith le disait elle-même, elle souffrait d’un mal incurable. « Ne le lui dites surtout pas, elle en serait découragée, me fut-il recommandé. » Mais elle savait. Elle qui luttait depuis presque deux décennies. Elle, avec calme et sobriété, en pleine conscience, tentait de faire valoir ce qu’elle nommait son droit à l’euthanasie.
Je souhaite très prudemment plaider ce droit à l’euthanasie de jeunes souffrant de maladies mentales insupportables. Edith souhaitait l’autodétermination sur sa vie et sur sa mort. Elle ne l’a pas obtenue. Je ne veux pas juger pourquoi les médecins ne lui ont pas accordé ce qu’elle demandait, son droit à l’euthanasie. Je me demande simplement, journellement, pourquoi un médecin répond positivement à une telle demande et l’autre pas. Pourquoi les parents suivent-ils l’avis des médecins ? Pourquoi avons nous écouté le corps médical plutôt que notre fille ?
Depuis son départ, je ne trouve aucun argument qui ne lui donne raison dans ses demandes répétées d’avoir droit à être euthanasiée, afin d’abréger ses souffrances. Sa demande était légitime. Elle souhaitait quitter la vie en toute sérénité et dignité. Elle ne voulait plus vivre cette vie là. Elle savait très bien qu’elle n’avait qu’un seul souhait : pouvoir mourir en paix. Sa décision était réfléchie et déterminée. Mais son souhait d’assistance ne lui fut pas exaucé.
Ne serait-il pas souhaitable, et c’est ce qu’au travers de ma lettre de lecteur je souhaite faire passer comme message, de mieux informer l’ensemble du corps médical sur l’euthanasie ? La Loi belge sur l’euthanasie est une bonne loi. Les citoyens belges ne devraient-ils pas mieux connaître leurs droits ? Ne serait-il pas essentiel que les médecins et les spécialistes écoutent mieux leurs patients et leurs ultimes appels au secours ? Ne devient-il pas temps qu’une langue sans détours soit parlée lorsqu’il s’agit d’euthanasie et de choix personnel de fin de vie ? N’est-il pas essentiel qu’aussi les psychologues et les psychiatres osent parler sans tabou aucun du souhait de mort de leurs patients. N’est-il pas essentiel que cet appel au secours soit pris au sérieux et que le patient soit dirigé vers des instances qui peuvent très bien répondre à ses questions sur la fin de sa vie. Ne devrions-nous pas tous, vraiment essayer d’écouter ?
Son départ brutal a laissé sans voix le personnel qui l’accompagnait ainsi que d’autres patients qui l’ont côtoyée tant sa personnalité ne laissait personne indifférent, tant elle faisait preuve de force devant l’adversité. Il a profondément meurtri sa famille proche et élargie, ses connaissances et amis, ses collègues et employeurs tant elle était attachante. Son départ a profondément meurtri tout le monde, mais elle encore plus profondément.
C’est dans un sentiment d’être abandonnée de tous, réellement de tous, que toute seule dans sa chambre, elle a mis fin à ses souffrances. Elle qui a si souvent supplié pouvoir mourir et qui fut à chaque fois redirigée vers la guérison. Toute seule dans sa chambre, dans une scène d’une violence écœurante, Edith a mis fin à ses souffrances. Elle est partie sans dire au revoir, sans pouvoir s’exprimer une dernière fois face à ceux qui lui étaient chers. Elle a appelé une dernière fois sa maman sur son GSM. Lorsque sa maman a décroché, le n° de tel d’Edith est apparu à l’écran, mais personne n’a répondu….
Pierrot Vincke, le papa d’Edith